James Anderson imposteur ?

James Anderson imposteur ?

Un auteur : James Anderson, né vers 1680. Une œuvre : Les Constitutions des Francs-Maçons, publiée en 1723. Une institution : la Grande Loge de Londres, fondée en 1717. L’auteur est supposé avoir écrit l’œuvre qui elle-même est supposée raconter comment le mouvement de l’histoire a produit l’institution. En plus de cette histoire, l’œuvre donnerait à lire des textes réglementaires d’amplitude universelle.
Et c’est ainsi que les interprètes ne sont pas d’accord.
Ils contestent l’auteur, au motif qu’il aurait cherché à trop se mettre en valeur, minorant de ce fait la participation de quelques collaborateurs ; il aurait même commis des plagiats à certains moments. Ils contestent l’œuvre, au motif qu’elle donnerait du passé un récit peu conforme à la réalité, mélangeant légendes et contrevérités. Ils contestent l’institution, au motif qu’elle se serait créée dans des conditions obscures, insuffisantes pour lui donner le prestige qu’elle revendique pourtant.
Qu’en est-il exactement ?
André Kervella propose d’étudier un dossier riche et fascinant.


Titre : James Anderson imposteur ?
Auteur : André Kervella
Nb. pages: 401 pages
N° ISBN : en cours
Prix public : 34.5 €
Poids : 410 g.
N°ISBN/ePub : N.A
Date édition : octobre 2018 - tirage limité 



entretien avec André Kervella

André Kervella, le pasteur James Anderson est un franc-maçon mondialement connu. Il doit sa célébrité à un livre qu’il a fait imprimer en 1723 et qui contient des règlements généraux que de nombreuses obédiences appliquent encore aujourd’hui. Pour cette raison, il a déjà fait l’objet de nombreuses biographies en toutes langues. Pourquoi lui en consacrer une de plus ?


Les études sur lui sont diverses et variées, mais le plus souvent sous forme d’articles ou de notices de dictionnaires ou d’encyclopédies. C’est d’ailleurs ce qui m’a un peu étonné quand j’ai commencé à écrire. J’ai recherché dans les catalogues universitaires et sur Internet les publications qu’il a pu inspirer et je n’ai trouvé aucun ouvrage substantiel, vraiment aucun, à l’exception de celui de Pierre Méreaux publié en 1995 aux éditions du Rocher, que je connaissais déjà et dont je ne partage pas certaines analyses.
Cela paraît curieux. Les textes courts sont innombrables en toutes langues, et souvent répétitifs ou contradictoires. Mais pas de livre au sens commun du terme, ou un seul, celui de Méreaux. L’intéressante monographie de David Stevenson parue chez PF éditions, est en fait une reprise d’un article publié dans un ouvrage collectif en 2002. Naïvement, j’étais persuadé que le personnage avait suscité un plus grand intérêt chez les historiens.
Cette bizarrerie tient peut-être à la difficulté de réunir des documents de première main. On ne sait pas grand-chose de sa vie privée, ce qui est pourtant nécessaire pour donner de l’épaisseur à un portrait. Par exemple, son style de vie n’est pas toujours simple à décrire, et l’on se perd en conjectures sur sa jeunesse, sur les premières années de sa vie adulte en Écosse, à Aberdeen exactement, sur la famille qu’il a fondée à Londres, sur les rapports qu’il entretenait avec ses paroissiens de Piccadilly, car il était pasteur presbytérien en charge d’une communauté de compatriotes émigrés dans ce quartier.


Mais, alors, comment avez-vous fait ?


J’ai visé plusieurs objectifs. Certes j’ai voulu préciser quel était l’homme, quels étaient ses penchants, ses préjugés, ses affections. Quoiqu’il faille les lire avec beaucoup de prudence, il existe des pamphlets publiés contre lui de son vivant, qui permettent d’avoir une idée assez juste de sa personnalité. On y voit un homme à la perruque rousse, marié à Rebecca dont il a deux enfants, une fille et un garçon, tout en ayant des penchants à l’homosexualité. J’ai voulu aussi comprendre quelle était sa trajectoire intellectuelle, tant du point de vue religieux que politique. Et, là, ce sont les sermons prononcés en chaire devant ses fidèles de Piccadilly, ce sont ses écrits maçonniques et ses autres ouvrages consacrés aux généalogies de familles nobles, qui se sont avérés par chance éclairants sur bien des aspects le concernant intimement.
L’essentiel de mon propos est de voir en quoi son discours sur la franc-maçonnerie londonienne des années 1720-1730 peut être crédible. C’est sur lui que se sont fondés et continuent à se fonder la plupart des manuels de vulgarisation. Malheureusement, comme l’a signalé Méreaux avant moi, et même ses propres contemporains, les intentions de trucage y sont flagrantes. Tout n’y est pas faux, mais tout n’y est pas vrai, loin de là. Indépendamment des erreurs involontaires que n’importe qui peut commettre, il y a des omissions délibérées, des trucages, des falsifications. D’où ma question : peut-on considérer qu’il y a chez lui une tendance à l’imposture ? Eh bien, la réponse n’est pas aussi simple à formuler qu’on le croit.
Derrière le personnage, j’ai voulu aussi examiner presque mois par mois, et quelquefois jour par jour, le contexte dans lequel est apparue puis s’est développée la Grande Loge de Londres. À cet égard, je ne pouvais évidemment pas faire l’impasse sur une lecture presque littérale des Constitutions dont Anderson est l’auteur et dans lesquelles un récit historique est censé rappeler l’origine de la franc-maçonnerie en général et celle de la Grande Loge de Londres en particulier. Presque à chaque page, on oscille entre une perplexité que l’on voudrait bienveillante et une stupeur sans concession. Visiblement, ce bon pasteur s’arrange souvent pour brouiller les pistes.


Vous avez des exemples à nous donner ?


Beaucoup. Mais, pour cet entretien, je dois me limiter à quelques-uns. D’abord, on sait qu’Anderson a publié deux versions des Constitutions, l’une en 1723, l’autre en 1738, un an avant sa mort. Eh bien, il suffit de comparer ces deux versions pour relever des contradictions entre elles qui ne s’expliquent pas autrement, dans les deux cas, que par une volonté d’écrire une histoire controuvée, au service d’une cause politique. Cette cause, n’importe quel historien la connaît, c’est celle de la Maison d’Orange puis celle de Hanovre qui ont remplacé l’une après l’autre, dès la fin 1688, celle des Stuart dans les îles Britanniques. Anderson a beau déclarer que la franc-maçonnerie se tient à l’écart des querelles religieuses et politiques, tout ce qu’il en dit est la démonstration du contraire.
J’adopte là un point de vue de critique interne, qui consiste à relever les contradictions à l’intérieur de l’œuvre d’Anderson. Il y a bien sûr une critique externe qui apporte encore plus de matière. Pendant la première moitié du dix-huitième siècle, nombreux sont les chroniqueurs de Londres qui publient sur la franc-maçonnerie. Il suffit de s’informer de ce qu’ils en disent pour vérifier combien Anderson y est contesté. Cela commence dès que la publication de ses Constitutions est annoncée. Sans même qu’elles soient en librairie, des francs-maçons plus ou moins bien informés de ce qu’elles contiennent prennent déjà la plume pour exprimer leur scepticisme.
Mais, je crois nécessaire de faire tout de suite une mise au point. Récemment, deux chercheurs britanniques de qualité, Andrew Prescott et Susan Sommers, ont agité le Landerneau maçonnique en relevant dans deux ou trois brèves études les nombreuses falsifications délibérées d’Anderson. Eux aussi, indubitablement, considèrent qu’il y a manipulation de sa part. Or, ils sont maintenant repris par des compilateurs français qui, pourtant respectueux du personnage naguère, s’épanchent dans quelques revues pour le mettre au pilori, sans circonstances atténuantes. Plus encore, comme Prescott et Sommers émettent l’hypothèse que la Grande Loge de Londres n’est pas apparue en 1717 (selon Anderson), mais plutôt en 1721 (ce qu’Anderson aurait cherché à masquer), les mêmes vulgarisateurs français renchérissent dans la paraphrase sans se rendre compte qu’ils obscurcissent le dossier au lieu de le rendre plus intelligible.
Mon propos dans mon livre est moins de polémiquer à ce sujet que d’éviter un argumentaire spécieux ou captieux. Je suis enclin à accorder un vif intérêt à la thèse de Prescott et Sommers sur plusieurs points. Cependant, il y a une chose qui me surprend beaucoup chez eux, c’est la minoration de la question jacobite. Ils font comme si des loges jacobites n’existaient pas avant 1721, ce qui est inconséquent pour l’analyse globale du problème. Pour cette raison, je ne peux adhérer à leurs conclusions et encore moins à celles de leurs émules hexagonaux qui ont par surcroît la fâcheuse inclination à se complaire dans la paraphrase en transformant des hypothèses en vérités indubitables.


Oui, d’accord, mais ma question portait sur des exemples de contrefaçon commise par Anderson.


Veuillez m’excuser. J’ai un peu digressé. Compte tenu de ce que je viens de dire, l’occultation délibérée de la question jacobite est troublante. Aujourd’hui, on peut prouver sans réfutation possible, archives en main, que de hauts dignitaires du jacobitisme sont francs-maçons avant l’apparition de la Grande Loge de Londres. Le plus important contributeur des Constitutions, après Anderson, je veux dire le pasteur Jean-Théophile Desaguliers qui rédige les textes consacrés aux aspects juridictionnels, fait lui-même allusion aux Frères « rebelles » auxquels il faudrait conserver de l’affection malgré les rivalités politiques. Or, la rébellion à laquelle il pense est celle de 1715, donc avant qu’Anderson entre en piste pour narrer les circonstances de formation de la Grande Loge londonienne.
Disant cela, il ne s’agit pas pour moi de raviver des hostilités depuis longtemps oubliées, encore moins de plaider pour la supériorité d’une quelconque obédience actuelle sur les autres. Mais de rappeler aux francs-maçons d’aujourd’hui qu’ils ne peuvent pas se permettre une amnésie de leur origine sous le prétexte fallacieux d’une croyance en l’existence d’un consensus qui serait apparu dans les loges britanniques au cours des années 1710-1720. Ceux qui, par exemple, s’appliquent à nier constamment, non sans arrogance, l’action des jacobites, en leur infligeant l’épithète de marginaux, sont la plupart du temps des idéologues qui refusent un questionnement serein des archives. Certains de ces idéologues, mais pas tous heureusement, loin de là, appartiennent même au champ universitaire où ils se flattent paradoxalement de s’exprimer au nom de la science, de l’objectivité. Ils parlent d’une problématique dépassée, en oubliant souverainement que l’histoire a au contraire vocation à réinterroger sans cesse le passé pour mieux en tirer les leçons qui rendent plus intelligible l’animation du présent. De ce point de vue, la lecture des archives n’est jamais dépassée. Jamais. Quand un chercheur s’aventure à proférer une telle incongruité, c’est qu’il renonce hélas à la recherche qui justifie son statut.


Pardonnez-moi : quelles archives?


Je fournis à ce sujet une lettre de 1714 adressée au comte de Mar qui le présente comme un Maître possédant le Mot de Maçon. Cette lettre, je l’ai déjà commentée dans des publications antérieures. J’y ajoute maintenant plusieurs extraits tout aussi évocateurs de la correspondance échangée entre le même comte, promu duc par le roi exilé Jacques III Stuart, et l’architecte James Gibbs. Le paradoxe est qu’Anderson cite Gibbs dans son livre en disant aussi qu’il est Frère maçon et qu’on ne trouve pas son nom dans les listes des loges particulières qui rallient la Grande Loge après 1717, mais on comprend pourquoi. Gibbs n’était pas hanovrien. Il était de religion catholique, il était tory en politique, et il était jacobite, ce qui va souvent ensemble, mais pas toujours, au vu de quoi il ne pouvait appartenir qu’à la franc-maçonnerie issue des précurseurs stuartistes du siècle précédent. On remarque d’ailleurs dans cette correspondance que Mar se qualifie lui-même sous le terme anglais de « convener », c’est-à-dire de rassembleur ou de président selon les contextes. C’est aussi un rôle que lui reconnaissent d’autres sources indirectes. En 1720, quand il s’installe à Paris pour une assez longue durée, il continue même à l’assurer auprès des francs-maçons de la capitale et de Saint-Germain-en-Laye, jusqu’en 1728 où il cède la place au duc de Wharton.


Que peut-on alors retenir de votre étude ?


Je tiens à préciser que je ne m’aventure pas à revendiquer des conclusions définitives. Comme je viens de le dire, je sais bien que la recherche n’est jamais achevée dans quelque domaine historique que ce soit. C’est bien pourquoi il est toujours stimulant de la relancer à chaque nouvelle génération. Il me semble quand même possible d’établir quelques repères incontournables. Le premier est qu’il ne faut pas adhérer au principe selon lequel la franc-maçonnerie serait apparue à Londres dans une ambiance de tolérance politique et religieuse, ou qu’elle aurait pris son essor en prônant la neutralité à ce sujet. Je sais bien qu’un des articles des fameuses Constitutions, article qui doit bien plus, du reste, à la plume de Désaguliers qu’à celle d’Anderson, dit le contraire. Mais il y a un grand écart entre la théorie et la pratique. Anderson est très tôt un partisan inconditionnel du roi hanovrien George Ier. Il le dit, l’écrit, le répète sans cesse. Et des témoignages de contemporaines le confirment.
Ensuite, il est nécessaire de reprendre à nouveaux frais le dossier des similitudes ou des différences observables entre les loges dites opératives et les spéculatives. Aujourd’hui, la thèse qui ferait des premières le berceau des secondes, au gré d’une lente transformation ayant signifié l’élimination progressive des artisans au profit des gens de la bourgeoisie et de la noblesse, cette thèse est abandonnée, car elle ne résiste pas à l’examen des preuves factuelles. Mais elle est remplacée par une autre tout aussi inconsistante qui consiste à faire des spéculatifs les héritiers d’un groupe d’intellectuels appartenant à la Société Royale de Londres. Ce n’est pas parce que de nombreux membres de cette Société ont appartenu aux premières loges qu’il faut leur en attribuer la paternité. Rien dans l’œuvre d’Anderson n’autorise une telle interprétation, et sur ce point il reste un témoin précieux. Rien, non plus, dans les premiers registres connus de la Grande Loge de Londres.
Ce second point de vue cherche à valoriser des intellectuels qui ce seraient engoués du modèle opératif pour le reproduire parmi eux. Mais personne n’est en mesure de nommer plusieurs membres de la Société Royale qui, en 1716-1717, participent à la création de la Grande Loge de Londres. En 1719, on ne peut citer qu’un seul : Desaguliers. Après 1721, on commence certes à voir leur nombre augmenter. Mais c’est donc dans un second temps, et personne n’est en mesure, non plus, de dire quel ascendant ils exercent sur les Frères londoniens. Je veux bien croire que Desaguliers, surtout, s’inspire de sa propre vision du monde et de la société pour conseiller Anderson et même rédiger les premiers articles des Obligations relatifs à la tolérance mutuelle et à la liberté de conscience, liberté assez relative d’ailleurs. Cependant, cela ne suffit pas pour en faire le porte-parole de ses confrères.
En réalité, des intellectuels francs-maçons se manifestent avant la formation de la Société Royale de Londres. Deux au moins, Elias Ashmole et Robert Moray, sont en effet membres d’une loge avant d’appartenir à cette Société. Ils font au contraire partie des fondateurs au début des années 1660. En se limitant à ces exemples, il convient donc d’inverser la relation d’influence. Il me semble que la clef du problème se trouve plutôt au fil d’une analyse des contextes dans lesquels le terme de franc-maçon est employé dans la littérature britannique d’avant le dix-huitième siècle. Plus exactement, la lecture d’Anderson, une fois confrontée à celle des archives et témoignages dont il s’est inspiré, me porte de plus en plus à penser qu’elle se trouve dans une réflexion sur la formule que l’on croit très simple à comprendre, mais qui est à vrai dire assez ambiguë : celle du titre même des Constitutions, je veux dire francs-maçons acceptés (en anglais « Accepte Free Masons »).
Anderson ne parle pas des francs-maçons tout court, mais des maçons francs et acceptés. Ses Constitutions il les présente comme celles de la Très Respectable Fraternité des Francs-Maçons Acceptés. Ensuite, dans son texte et les chansons qu’il place à la fin du livre, il parle de Francs et Acceptés Maçons. Je ne veux pas donner l’impression de jouer sur les mots, mais la conjonction ET n’est évidemment pas neutre, bien au contraire. C’est donc le lien qu’elle introduit entre deux positions ou situations distinctes qu’il est intéressant de mettre en relief. On peut résumer grosso modo son point de vue en distinguant des francs-maçons non-acceptés et des francs-maçons acceptés. Ce sont les seconds qui l’intéressent…


Je vous interromps. Quand Anderson parle de francs-maçons acceptés, n’est-ce pas pour justifier sa théorie sur les spéculatifs qui auraient été acceptés par les opératifs ? Dans sa logique, les acceptés ne sont-ils pas les personnalités extérieures qui sont devenues plus nombreuses dans les loges et ont imposé au fil du temps une autre manière de travailler ?


Oui, c’est en effet ce qu’il suggère. Mais c’est là qu’il faut être vigilant. Dans les documents les plus anciens qui font référence à l’acception, cette modalité concerne des opératifs comme les autres, à la nuance près qu’ils font partie de l’élite du métier dans un contexte exclusivement urbain. Ils cotisent à une caisse spéciale de solidarité et recherchent un entre-soi sélectif. Ils n’ont pas automatiquement plus de compétences techniques que les autres, en revanche ils entretiennent un système de cooptation résidentielle dont sont exclus les itinérants et les confrères qui n’ont pas de ressources suffisantes pour y apporter leur contribution. En anglais comme en français, l’idée d’accepter contient celle d’une liberté de choix selon des critères propres à celui ou ceux qui acceptent.
Les exemples que donne Anderson dans son livre provoquent une grande confusion sur ce point, car ils concernent des personnalités isolées de la noblesse ou de la gentry. Or, les nobles et grands bourgeois qui ont pu intervenir avant son époque auprès des opératifs étaient dans leur grande majorité des autorités qui imposaient leur présence lors de certaines assemblées. Ils n’étaient pas toujours les bienvenus, loin de là. Ils intervenaient au nom du roi ou des municipalités pour dicter des règles et des obligations. Pour ce qui les concerne, on ne peut donc pas parler d’acception, loin de là.
L’acception selon Anderson est plus simplement construite. Elle signifie presque par redondance que les francs-maçons que l’on considère fondateurs de la Grande Loge de Londres se sont cooptés en petit comité, puis ils ont fait de l’acception leur mode d’accroissement. Les opératifs n’ont joué aucun rôle.


Mais ne faut-il pas qu’ils se soient inspirés d’un modèle, d’un exemple ?


Je suis bien d’accord. Vous mettez en avant la théorie qui a remplacé à la fin des années 1970 celle de la transition dans l’historiographie maçonnique. On la désigne aujourd’hui sous le nom de théorie de l’emprunt. Grosso modo, elle dit que les premiers francs-maçons du Siècle des lumières n’ont pas été formés par les opératifs, mais ont transposé dans leur propre champ les symboles et allégories qui appartenaient au patrimoine culturel des groupes de métier. Ils se sont adonnés au mimétisme, en quelque sorte. D’où la grande faveur dont jouissent chez de nombreux auteurs les Frères provenant de la Société Royale. L’inconvénient est que cette théorie de l’emprunt focalise sur une époque qui n’est pas la bonne, puisque j’ai dit tout à l’heure que des intellectuels francs-maçons sont connus avant l’apparition de cette Société.
En réalité, plus les investigations dans les archives se font précises, plus on remarque que deux sortes d’emprunts ont été accomplies dans le passé. Il y a d’abord l’emprunt dont les partisans des Stuarts sont les principaux moteurs sous le règne de Charles Ier. Ensuite, en 1716, ce sont les hanovriens qui empruntent aux stuartistes nommés maintenant jacobites. Évidemment, les amis d’Anderson n’ont pas intérêt à en faire l’aveu. Comme ils sont alors en position de force dans la société britannique, ils développent un discours d’occultation, d’escamotage ou d’évitement. Justement, voilà ce que la lecture des Constitutions permet de mettre en lumière, non seulement quand on cherche à comprendre le propos tenu sur les « rebelles », mais aussi quand on étudie la biographie des personnages cités par Anderson et quand on compare son texte à ceux des contemporains qui lui adresse des objections cinglantes.
Voyez-vous, ce qui me surprend le plus dans les légendes d’aujourd’hui, c’est le fait que la théorie de l’emprunt est désormais devenue dominante, mais ceux qui en acceptent la validité pour en faire un principe clef d’interprétation refusent de l’appliquer aux stuartistes. Ils la trouvent très seyante sous le règne de George de Hanovre, ils la récusent sous celui de Charles Ier. C’est du reste à cause de ce préjugé qu’ils se trouvent dans l’incapacité d’expliquer la naissance des hauts grades dits écossais. Si les héritiers d’Anderson n’en veulent pas, c’est bien parce qu’ils doivent eux aussi leur formation aux francs-maçons jacobites, mais ils sont tellement connotés par les heurs et malheurs des princes en exil (Jacques II, Jacques III et Charles-Edouard) qu’ils vont à l’encontre de leur allégeance aux Hanovre. Je parle ici bien entendu des premiers hauts grades connus jusqu’aux années 1760, je ne parle pas du rhabillage qui vient après.


Il y aurait eu deux emprunts, en somme, décalés dans le temps ?


C’est cela. Le premier emprunt se réalise dans la première moitié du dix-septième siècle. Il est choisi par les partisans des Stuart. Ils adoptent le paradigme de la Maçonnerie opérative pour théoriser leurs engagements, pour les allégoriser, si vous préférez. Le second se réalise dans la seconde moitié de la décennie 1710. Il est choisi par les partisans des Hanovre, par imitation des jacobites. Anderson s’impose alors comme leur tabellion et leur porte-parole médiatique. La manipulation à laquelle il procède pour faire croire que les loges de Londres s’inscrivent dans la lignée directe des ateliers d’autrefois vise à faire oublier les jacobites, sauf que l’article des Obligations sur les rebelles nous y ramène de façon très symptomatique.
En tout état de cause, 1717 est la bonne date pour marquer l’apparition de la Grande Loge de Londres. Ensuite, tout est fait par ces créateurs pour montrer leur allégeance inconditionnelle au régime. Ils se déplacent même en délégation pour rassurer le gouvernement sur leur loyauté. Par contre, leurs adversaires jacobites, qu’ils soient restés dans les Îles Britanniques, ou qu’ils soient exilés sur le continent, en majorité dans la région parisienne, maintiennent leur tradition qui date alors de presque un siècle. Les récits lénifiants repris à satiété par une myriade de compilateurs ne valent pas plus que les contes à dormir de bout. Et les polémiques à leur sujet devraient s’apaiser si l’on comprenait une fois pour toutes qu’il y a aujourd’hui prescription sur des faits douloureux qui ne concernent plus les Frères et les Sœurs du vingt et unième siècle. La Fraternité telle qu’elle est connue maintenant est le produit de nombreuses métamorphoses. Dire lesquelles ne peut pas nuire au message éthique qui justifie ses exhortations à la concorde universelle.


Vous achevez votre ouvrage par un chapitre de réflexion sur la méthode que vous adoptez pour écrire l’histoire de la franc-maçonnerie. Vous pourriez nous en présenter les grandes lignes ?


Je crains d’être pris de court. Disons que je précise quels sont les types de preuves qui doivent être recherchées pour espérer réaliser une mise en récit satisfaisante d’un point de vue argumentatif. J’en fais volontiers l’aveu, il s’agit d’un exercice que je trouve de plus en plus stimulant. J’ai effleuré le problème tout à l’heure. Il consiste à interroger certains de mes confrères qui se prétendent scientifiques sur les limites de leur prétendue science et la fragilité des instruments qu’ils mettent en œuvre pour la fonder. Évidemment, je m’adresse surtout à ceux qui sont dans le déni permanent du phénomène jacobite. Ils ne sont pas plus scientifiques que n’importe qui. Personnellement, je n’ai pas cette illusoire prétention. C’est pourquoi je suis ouvert aux critiques constructives qui peuvent m’être adressées. Il est toujours possible de mieux faire. C’est aussi un peu le principe qui animait Anderson. Dans la seconde version de ses Constitutions, il voulait en 1738 faire mieux qu’en 1723. Y est-il parvenu ? J’espère avoir apporté une réponse cohérente.

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